3___ Camille.
CAMILLE
Je
ne suis pas vraiment étonnée par l’aveu d’Erwan, à vrai dire. Lucia et moi nous
doutions plus ou moins de quelque chose. C’est un gentil garçon, un peu lourd,
à vrai dire je ne peux pas le supporter quand il commence à faire ses blagues à
deux balles.
Voilà
Johanna qui se tourne vers moi.
-T’as
une touche, Cam’, dit-elle en regardant Erwan, assis deux rangs plus loin.
-Arrête,
c’est pas du tout ça.
-Ouaiiis,
geeenre, qu’est-ce que c’est, alors ?
-J’peux
pas te dire, ça te concerne pas Jo.
-J’ai
trop envie de savoir, là !
Je
ne réponds pas, et me contente de la fixer, froidement.
-Une
clope, marchande-t-elle.
Je
passe ma langue sur mes lèvres, tentée par l’offre. J’ai commencé à fumer cette
année, un peu pour suivre le mouvement, il faut bien l’avouer. Aujourd’hui, je
suis à sec, et le goût du tabac me manque un peu, j’ai la gorge sèche.
-
Toutes les clopes que tu veux, je ne te dirai rien.
Raconter
un secret à Johanna équivaut à se
confier au monde entier. Si je lui parle de mon entrevue avec Erwan, je peux
être sûre que la totalité des collégiens sera au courant de tout dans deux
heures.
-Tu
saoules Cam.
Sur
ce, elle se retourne.
-Hé,
Lucia.
Les
prunelles en amande de ma meilleure amie se posent sur moi.
-Oui ?
-J’ai
un truc à te dire.
-C’est
quoi ?
-Mais
pas maintenant, on va au Jack’s, après les cours ?
-J’sais
pas. Il faut que je rentre, pour ma mère, tu comprends ?
Tu
parles si j’ai compris. Lucia, c’est pas une fille qui nage dans le bonheur,
comme la plupart le croient. Elle s’occupe beaucoup de sa mère, qui déprime,
depuis la mort de son mari. Toute la journée, la pauvre femme erre dans leur
appartement, une bière à la main, la plupart du temps. Lucia doit faire en
sorte que les factures soient payées à temps, s’occuper de la cuisine, du
ménage. Ca se voit qu’elle l’aime, sa maman, malgré tout ce qu’elle a pu lui
faire subir, c’est vraiment une fille admirable.
L’autre
jour, une assistante sociale a appelée, alertée par un des voisins. Et Lucia a
peur, qu’on l’arrache à sa mère, que ferait-elle, sans son enfant ?
Je
m’efforce de la réconforter. Mais certaines choses me dépassent. Je sais que
Lucia évolue dans un univers bien différent du mien, qu’elle est infiniment
plus mûre que je ne le suis, mais elle reste ce que nous sommes tous : des
gamins. Désarçonnés par cette réalité effrayante qu’est la vie, et que devrons
affronter tôt ou tard. Je suis assez lucide pour m’en rendre compte, mais
certains ont l’air de penser que ce moment n’arrivera jamais. Johanna, par
exemple, a un esprit tellement futile...
-Ok.
Donc on essayera d’en parler pendant la récré de 4 heures. C’est quoi ce
dessin ?
-C’est
le prof de maths, ça ressemble non ?
-Oh
t’es méchante… Quoique, son nez est encore plus gros, donne ton crayon…
-Et
après c’est moi la méchante ? Non mais ho t’as vu, t’es encore pire…
-Alleeez
donne-moi ton crayon !
Nous
avons passé l’heure à nous chamailler gentiment, à ignorer complètement le
professeur, qui, force de nous rappeler à l’ordre, nous prend notre carnet.
Voilà
que la sonnerie retentit.
-Camille,
Lucia, fait l’enseignant en agitant nos cahiers.
-Vous
nous avez mis quoi m’sieur ? dit Lucia, nonchalante.
Après
tout ce ne sera pas la première, ni la dernière heure de colle que nous
passerons ensemble.
-J’ai
été coulant, étant donné que c’est la fin de l’année. Mais la prochaine fois,
je serai intransigeant. Maintenant, filez.
Nous
ne nous faisons pas prier, et sortons de la classe, le sourire aux lèvres.
-Il
est sympa, tout compte fait.
-Ouais,
j’crois qu’il a mérité qu’on rétrécisse la taille de son nez sur notre dessin.
Nous
rions de bon cœur, jusqu’à ce que Lucia s’interrompe.
-Au
fait, qu’est-ce que t’avais à me dire ?
Je
m’apprête à lui répondre quand une voix caquetante agresse nos tympans.
-Lulu,
Caaam !!
Lucia
déteste Johanna, mais encore plus lorsqu’elle se met à l’appeler
« Lulu », surnom qu’elle juge ridicule, je l’approuve.
-Vous
venez fumer devant le bahut ?
Je
sais qu’elle va me bassiner quant à la petite discussion que j’ai eue avec
Erwan. Cette fille est abominable, pire qu’une sangsue, à croire que les potins
soient l’essence même de sa petite existence. D’un autre côté, si elle m’offre
une cigarette, pour tenter de me corrompre, je ne dis pas non.
-Ok,
je viens.
-J’vais
rester avec Marie, on se revoit en français Cam ? dit Lucia, qui, après
m’avoir adressé un sourire fugace, disparaît au détour d’un couloir.
Je
suis Johanna jusqu’à l’entrée du collège. Nous posons nos sacs sur une marche
et nous nous asseyons sur un muret.
-Tu
veux une clope ? fait Johanna, en sortant son briquet violet transparent.
-C’est
quoi comme marque ?
-Lucky
Strike.
-Bon
ok, passe, je soupire.
Je
tends la main, mais elle fait tournoyer la cigarette entre ses doigts
soigneusement manucurés, avec un air malicieux.
-Quoi ?
Johanna
me fixe d’un air insistant, comme pour m’amener à une déduction qui sensément,
doit lui paraître évidente. Je mets un peu de temps à comprendre.
-Oh
Jo, tu vas pas me faire chier avec ça toute la journée, c’est même pas
intéressant en plus !
-J’ai
envie de faire ma fouine, répond-elle en allumant son briquet.
-File-moi
ma clope et j’te dis ce dont Erwan m’a parlé.
-Ok,
attends j’te l’allume.
Elle
me donne la cigarette, qui a déjà commencée à se consumer lentement, je la
fourre dans ma bouche, et tire une bouffée de tabac.
-Bon
alors, il t’a dit quoi exactement Erwan ?
-Tu
peux toujours rêver pour que je te le dise, dis-je avec un sourire narquois.
-Hein ?!
Camille, ça se fait pas, j’croyais que t’étais une meuf bien, tu me saoules là,
merde !
-Non
mais ça va hein, c’est pas comme si j’avais ruiné ta vie non plus, dis-je en
rigolant. T’as pas l’impression d’en faire un peu trop là ?
-N’empêche,
c’est pas sympa, marmonne-t-elle en se renfrognant. J’te filerai plus jamais de
clope.
-Merci
quand même, hein.
Soudain,
le ciel me tombe sur la tête.
-Saluuuuut
Cam !!
Je
me retourne, effrayée.
-Evan ?
Sérieux, fais plus jamais ça, j’ai failli avoir une crise cardiaque !
Il
m’adresse un large sourire. Evan est un gars assez mignon, qui est moins âgé
qu’il n’en a l’air. Quelques mèches éparses de ses cheveux châtains clairs
s’échappent de son chapeau noir, rayé blanc.
-Salut
Evan, dit Johanna, un peu mécontente d’avoir été ignorée.
-Oh,
Jo ! Ca va ? Excuse-moi j’ai du mal aujourd’hui…
-Oui,
très bien, répond-elle froidement.
Je
sais que si Johanna se comporte ainsi envers lui, c’est parce qu’elle n’a
toujours pas digéré le fait qu’il soit gay, malgré l’amour sans bornes qu’elle
a pu lui vouer l’an dernier.
-J’ai
reçu un truc bizarre dans mon casier, regardez.
Il
me tend une lettre, que je déplie, elle est un peu froissée.
C’est
une déclaration, les mots sont constitués d’assemblages de lettres prélevées
dans des magazines.
-Ah
ok la meuf qui a trop regardé de séries à la télé, je commente.
-Moi
j’trouve ça mignon, dit Evan.
-Tu
viens de dire que c’était bizarre…
-Ouais,
mais quand même, c’est mignon. J’aurais préféré qu’elle m’le dise en face,
quoi.
-Tu
sais, c’est pas toujours facile, intervient Johanna, avec l’air exaspéré de la
fille incroyablement blasée qui en a vu d’autres.
-Au
pire, c’est pas si grave si tu ignores qui c’est, ça évitera d’en rendre
certains jaloux, dis-je en jetant un regard lourd de sous-entendus à Evan.
Il
sort avec un gars du lycée d’en face, depuis 3 mois.
Evan
me répond par un gloussement atrocement
féminin. Je ne parviendrai jamais à supporter ce son, surtout quand celui-ci
provient de la bouche d’un homme. Si même les membres de la gente masculine se
mettent désormais à ricaner comme des dindes, je peux sérieusement envisager un
déménagement en Sibérie orientale.
Le son
lointain de la cloche parvient jusqu’à nos oreilles. J’écrase mon mégot contre
le muret, et me redresse.
-Allez
Jo, on a encore deux heures de cours là.
-La
merde… Moi j’vais pas en français.
-Tes
parents vont te tomber dessus, je diagnostique.
-J’en
ai rien à faire, allez en cours, dites que j’suis malade… Je serai là en SVT.
-Comme
tu veux, dis-je en haussant les épaules.
La suite est prévue pour le 12 avril.