Je
ne suis vraiment pas du genre à me préoccuper des sentiments des autres. En
général, ils m’importent peu. Mais quand les reproches, voire les compliments,
viennent de Clara, ça me tourmente pendant des heures. Surtout que j’ai
l’impression que cette fille réagit de manière totalement aléatoire. Je viens
de la défendre, et pour toute récompense, j’ai le droit à un regard haineux. Je
ne sais vraiment pas ce qu’elle pense de moi. Elle peut être aussi adorable que
sèche. Clara a un caractère lunatique, je crois, mais ses sautes d’humeurs sont
encore plus incontestables en ma présence.
Aaaah
cette fille est vraiment trop excentrique, mais… pourquoi ça lui donne autant
de charme ?
Je
pousse la porte de la salle d’anglais, la prof se sursaute et fait volte-face
comme si un psychopathe venait de faire irruption au beau milieu de son cours.
-Sylvain! Where were you? You could hit before entering!
Je
n’ai strictement rien compris, et marmonne un simple “yes...” en guise de
réponse, avant de prendre place aux côtés de Lucille, qui est en train de
dessiner des chapeaux sur sa trousse. Elle se tourne vers moi, et me scrute de
ses grands yeux noirs.
-Quoi ?
je lui demande.
-Alors,
il s’est passé quoi ?
-Bah
euh écoute, rien… Je l’ai laissée avec Johanna.
-Quoi ?!
Mais t’es vraiment con en fait.
-Ta
gueule ?
-‘Fallait
rester avec elle pauvre type !
-C’est
elle qui m’a dit de remonter !
-Depuis
quand t’écoutes ce qu’on te dit, toi, hein ? Je rêve. Je prétexte avoir de
l’allemand à terminer pour vous laisser un peu seuls, c’est tellement rare, et
toi tu fous rien.
-Attends
attends, depuis quand t’essaies de m’arranger des coups avec Clara ?
-Sylvain
tu sers à rien.
-SHUT
UP ! s’exclame Mme Goulecq, ruinant mes tympans par la même occasion.
Je
n’ai pas spécialement envie de continuer à m’engueler avec Lucille, ni de me
prendre un mot, alors je me tais. Le cours est, comme de coutume, d’un ennui
mortel. Les minutes s’étirent paresseusement, pendant que la prof nous décrit
les habitudes culturelles des Néo-Zélandais. C’est sûr que c’est le genre de trucs
qui nous sera vital pour réussir dans sa vie professionnelle, par la suite.
La
sonnerie, synonyme de ma délivrance, retentit enfin. Je rassemble mes affaires
dans mon vieux Eastpack, et, en compagnie de Johann et Lucille, part à la
rencontre de Clara. Son entretien a été plus rapide que prévu, puisqu’elle est
assise dans les escaliers. Avec Johanna.
Je
viens de me rappeler d’un truc. Le rendez-vous avec la CPE. A dix heures. Ca
m’était complètement sorti de la tête, en fait. Non seulement je vais devoir
m’expliquer avec Johanna, je vais probablement m’en prendre plein la figure,
mais en plus je risque de me faire disputer si je n’arrive pas à l’heure.
-Lucille,
tu viens avec moi jusqu’au bureau de la CPE ?
Elle
me regarde d’un air désolé.
-J’dois
finir mon allemand, sinon la prof va me coller un zéro. Trouve quelqu’un
d’autre. Désolée, hein.
Je
n’ai pas vraiment besoin d’escorte, mais un la compagnie d’un ami m’aiderait à
reprendre un peu confiance en moi. Je me tourne vers Sylvain.
-Euh,
Sylvain, tu veux pas y aller, toi ?
-Ok,
me répond-il en retirant ses écouteurs.
Je
lui adresse un sourire éclatant.
-Merci.
-C’est
à cause de Johanna ton rendez-vous, non ?
-Oui.
Franchement ça m’énerve, j’aurais limite préféré aller en anglais, tu vois.
-Elle
va te dire quoi ?
-Bah
je suppose que je vais devoir tout réexpliquer. Au pire, j’y suis pour rien
dans cette histoire. C’est elle qui s’est foutue dans la merde toute seule.
-Ouais
c’est vraiment une…
Sylvain
n’achève pas sa phrase parce qu’il vient de louper une marche. Il se rattrape
de justesse à la rambarde dans une position ridicule. Je reste d’abord
interloquée puis me mets à rire.
-Arrête
c’pas drôle !
-Ah
si, non mais c’était pitoyable là, j’articule entre deux éclats.
Il
me pousse, pas méchamment, mais je perds quand même l’équilibre. J’ai
l’impression que mon corps ne répond plus correctement ces derniers temps.
Comme s’il se déconnectait de mon esprit. C’est étrange, et vraiment
désagréable. Sylvain agrippe mon poignet de justesse.
-Ben
alors ?
-Je
devais être tout au bord de la marche, j’ai pas fait exprès, je réponds en
souriant.
Il
fixe mon poignet. Même si Sylvain n’est pas franchement grand, mon bras paraît
minuscule et tout pâle, dans sa main. C’est parce que j’ai beaucoup maigri, ça
doit être dû au stress, ou au surmenage, car en fait je ne l’explique pas
vraiment.
-T’es
maigre, constate Sylvain.
-Je
sais.
-J’trouve
ça flagrant ces temps-ci.
-Je
vais être en retard alors lâche-moi.
-Tu
te fais vomir ou quoi ?
-T’arrêtes
oui ? On y va, allez.
Je
me dégage, finalement, et pars en le laissant derrière. Il me rattrape. Nos pas
résonnent dans les couloirs vides. Nous arrivons finalement en face du bureau
de la CPE, une petite porte jaune surmontée d’une plaquette en plastique
proclamant « Mme Saurel, conseillère principale d’éducation.
Collège. ». Je frappe, anxieuse. Sa voix me parvient depuis l’autre côté
du battant.
-Une
minute voulez-vous ?
Elle
aussi a pris du retard, apparemment. Je m’assois sur un des fauteuils qui borde
le couloir, car je commence à être fatiguée. Sylvain me regarde.
-Tu
peux aller en cours, tu sais. J’peux attendre toute seule.
-Bah
non, j’vais rester avec toi.
Lui
ne semble pas décidé à s’asseoir. Il reste debout face à moi.
Je
ne pense pas que Sylvain soit beau, mais je le trouve mignon. Ses cheveux sont
bruns et frisent un peu à certains endroits, c’est joli. Il n’a pas le teint
clair, pourtant il ne sort pas beaucoup. Il faut presque le traîner dehors, en
fait. Il me regarde encore. Je n’aime pas trop. Je baisse les yeux.
-Salut,
marmonne soudain une voix au timbre amer.
Je
lève les yeux, brusquement. J’ai reconnu la voix de Johanna. Ses yeux
vert-marron fardés me contemplent puis remontent vers Sylvain.
-Qu’est-ce
que tu fous là ? demande Johanna.
-On
t’a demandé la couleur de ton string ? répond-il d’un ton violent.
-Oh,
calme. J’t’ai pas agressé, non ?
-Ouais,
pas moi.
-T’es
obligée de la défendre, elle peut pas le faire toute seule peut-être ?
-J’ai
pas envie de discuter avec toi connasse.
-Pauvre
type… grince Johanne en se laissant tomber deux sièges plus loin.
J’ai
considéré cet échange verbal d’un œil ébahi. J’apprécie qu’on prenne ma
défense, mais il est absolument inutile d’en arriver à là. J’adresse un regard
noir à Sylvain.
-Ca
va aller. Remonte en anglais s’il te plaît.
Il
semble surpris, presque déçu, puis s’éloigne d’une démarche traînante. Je me
tourne vers Johanna, qui, elle, semble inquiète. Elle triture ses ongles, et
lance quelques coups d’œil furtifs à la porte du bureau.
. Je
la regarde tousser comme une dératée, puis elle se reprend.
-Clara,
c’est quand que tu vas voir le médecin ?
-Quand
ma mère aura le temps. J’ai pas trop eu le temps de lui en parler. Enfin, elle
a surtout pas eu le temps de m’écouter.
-Oui
bah… Fais gaffe quand même.
-Oh
c’est qu’un rhume. Je fais rien que de tousser, c’est pas comme si j’étais à
l’agonie.
-Tu
fais pas que tousser. Tu…
J’observe
sa silhouette filiforme et laisse ma phrase en suspension. Je me tais.
Nous
marchons en silence jusqu’à la salle d’anglais. Je n’aime pas trop notre
groupe. Pour les cours de langue, notre classe est dispersée en deux groupements,
ceux qui suivent les cours d’anglais section européenne, et ceux qui ont
conservé un cursus classique. Clara et moi ne faisons pas anglais section
européenne. Avec nous il y a Sylvain et Johan. Et d’autres, bien sûr, mais
disons que j’en ai rien à faire, des autres.
Sylvain
est contre le mur avec un casque à musique sur les oreilles. Dans le genre
"j’aime personne", lui aussi se pose là. Je crois qu’il a un faible pour Clara,
comme moi, il faut dire que nos caractères ne diffèrent pas de beaucoup.
Je
discute encore un moment avec Clara, puisque l’autre ne semble pas décidé à se
joindre à la conversation. Johan arrive, tout sourire.
C’est
un garçon assez grand, un redoublant en fait, il a des cheveux bruns coupés
courts, un nez plutôt proéminent, bref il n’est pas suprêmement beau, ni
intelligent, mais je pense qu’on ne peut que l’adorer. Il fait partie de cette
catégorie de personnes, qui, sans effort aucun, parviennent à capter
l’attention des autres et à s’en attirer les faveurs.
Aujourd’hui,
il est vêtu d’une manière assez excentrique, il porte un sweat beige à motif
étranges, un baggy orangé, ainsi qu’un étui à guitare dans le dos.
Il
se penche vers moi pour me faire la bise.
-Salut
toi !
-Johaan !!
s’exclame Clara.
-Claraaa !!
lui répond Johan sur le même ton.
-T’as
fini ma chanson ?
-Bah
non pas encore, mais presque. Enfin j’en ai écrit une autre, aussi, tu voudras
l’écouter ?
-C’est
quoi cette histoire de chanson ? j’interviens.
-
Johan écrit des chansons, tu ne le savais pas ? Il a dit qu’il m’en écrirait
une, d’ailleurs.
-Ah,
d’accord.
-T’es
jalouse Lulu ? dit Johan.
-Non !
-Oh
si tu veux j’t’en écrirais une à toi aussi…
-Mais
je veux pas de chanson, moi !
-Genre !
Je vais te faire ça, allez.
Sur
ce, il s’assoit sur le sol et ouvre son étui, dans lequel se trouve une jolie
guitare acoustique beige. Il en tire deux-trois notes, puis entame une sorte de
balade.
-Si
j’osais, si j’osais te demander Lucille,
Voudrais-tu, bien me faire
La flûte en bois du Lamentin
Pour baiser Lucille, c’est un jeu enfantin…
A
moitié morte de rire, je lui demande d’arrêter.
-Alors,
elle te plaît pas ?
C’est
à ce moment que Mme Goulecq, professeur d’anglais, débarque, en se tenant les
côtes.
-Désolée…
Embouteillages…
Elle
tourne la tête vers Johan qui est reparti sur une chanson du même style.
-M.
QUEFLEUR !
Il
ne trouve rien de mieux à répondre, tout en se débattant avec la fermeture
éclair de son étui, qu’un pitoyable :
-Bonjour
madame…
-Si
je vous reprends, une seule fois, en train de pousser la chansonnette, dans les
couloirs, ça ira très mal pour vous, je vous le garantis ? Do you
understand ?
Je
déteste cette manie qu’on les professeurs d’anglais, qui consiste à s’exprimer
constamment en une sorte de franglais ridicule.
Il
acquiesce, la mine basse. Il en est pas à sa première connerie, alors il vaut
mieux pour lui qu’il se tienne à carreaux, même si l’année est presque finie. Étant donné ses notes désastreuses, il n’a pas été autorisé à poursuivre un
cursus général, et a été réorienté en lycée hôtelier.
Je
le regarde passer, ce mec est juste trop canon. Le fait qu’il soit aussi froid
en permanence, lui rajoute un côté mystérieux, que j’adore littéralement. En
fait, il ne m’a jamais adressé la parole.
Je
l’aime que pour son physique, mais au moins j’ai le courage de me l’avouer.
Sébastien, il est grand, il a les cheveux un peu longs, mais pas trop, frisés,
il a en permanence un casque audio vissé sur les oreilles et il fait de la
basse. J’ai une cinquantaine de photos de lui sur mon portable, s’il
l’apprenait, je ne sais pas comment je réagirais. Je mourrais de honte, sans
doute.
-Tu
regardes toujours Sébastien ? s’étonne Marie, me tirant de ma
contemplation béate.
-Ahh
oui, il est trop beau…
-Je
trouve pas, lâche Camille, de sa voix toute douce. C’est surtout qu’il ne parle
jamais, en fait.
-Oui,
je suis pas sûre de l’avoir déjà entendu, depuis le début de l’année, renchérit
Marie.
-Ah
vos gueules. Je m’en fous, il est beau, moi ça me suffit.
-Il
a pas de copine au moins ?
-Non,
c’est pas possible qu’il en ait une ! Je sais qu’il en a pas.
-Vu
comment tu l’espionnes aussi…
-Si
ça se trouve il est gay, intervient Yohann, un fort accent russe perçant dans
ses intonations.
-Il
est pas gay ! je m’offense.
-Pagaie,
pagaie… marmonne Gilles en mimant le geste.
La
blague est vraiment pourrie, mais tout le monde rigole, bien entendu.
Yohann
et Marie partent. Peut-être ont-ils à faire. Je m’en fiche. Ce que font les
autres ne m’intéresse pas en général. C’est sans doute une preuve
d’égocentrisme, ou tout simplement et plus malheureusement d’apathie. Je n’aime
pas Marie, de toute façons, elle est tellement vantarde, c’en est désespérant.
Quant à Yohann, il peine à aligner trois mots en français, ce qui n’aboutit pas
à des conversations incroyablement profondes et enrichissantes. Je m’ennuie.
Je
tire sur mes bracelets constitués de perles de bois colorées, ou plastifiées,
quand ce ne sont pas des ficelles tressées ou des anneaux d’argent. Je
m’ennuie.
Gilles
essaye d’intéresser Camille en balançant quelques vannes qui me font sourire,
bien malgré moi. Si la nature ne l’a pas doté d’un physique hors du commun,
elle lui aura au moins attribué une nature gaie et sociable, qui attire la
sympathie des autres.
Camille,
elle, est belle. Moins que Lucia, mais elle est belle. Grande, bien formée,
elle a un visage doux qui se marie parfaitement avec sa personnalité posée et agréable.
Clara
arrive. Elle aussi est jolie. Enfin, je la connais trop bien pour pouvoir
réellement la juger sur ce plan. Je sais qu’elle l’est encore moins que ce que
Camille est à Lucia, mais je pense réellement que ses traits sont sans doute un
peu trop fins, mais harmonieux. Peut-être moins ces temps-ci.
Parce
qu’elle a effroyablement maigri. En l’espace d’à peine deux semaines, elle a dû
perdre cinq kilos. C’est trop en peu de temps pour une fille à peine sortie de
l’enfance. Pour n’importe qui, en fait. Et cela se voit. Son visage est émacié,
laisse transparaître une grande fatigue, son expression est presque constamment
lasse, sa peau est presque translucide. Elle tousse, tout le temps.
-Luciiille !
s’exclame-t-elle, presque dynamique.
-Claraaaaa,
je marmonne.
-Oh
Lucille, j’ai complètement oublié de t’en parler hier, mais tu sais, la soirée
de Annie ?
-Quoi ?
-Ca à
complètement raté ce qu’il paraît…
-Ouais
j’suis au courant ! Non, mais tu sais, Julie devait y aller…
-Geeenre ?
Oh mais c’est pas vraiment son monde ce genre d’évènements…
-Pire.
Tu sais quoi sur cette fête ?
Je
pense que je peux dire que Clara est ma meilleure amie. Les gens s’étonnent de
nous voir rester ensemble. Nos personnalités diffèrent complètement, c’est
vrai. Je suis calme, limite flegmatique, tandis qu’elle est une véritable boule
d’énergie, toujours heureuse. Mais sa seule présence suffit à me dérider, une
certaine alchimie règne entre nos deux personnes. Nous nous attirons comme les
deux pôles d’un aimant.
Je
m’éloigne alors de Gilles et Camille, pour parler plus tranquillement avec
Clara. On rit, on se confie, avec elle le véritable sens du mot amitié prend
tout son sens. Mais si les poignets rachitiques qui illustrent ses propos me
glacent le sang.
-Il
faut que je m’achète un nouveau parfum, le mien est presque vide, dit-elle.
-Oh,
l’autre jour je suis allée à Séphora, j’ai trouvé un échantillon du parfum de
Pete Doherty, attends il est dans mon sac…
Je
commence à farfouiller dans le fond de mon cabas.
-Mais
tu sais je m’en fous du parfum de Pete Doherty…
-Clara
tais-toi ! Ah ça m’énerve, je ne le retrouve plus, je vais être obligée
d’y retourner…
La
sonnerie retentit, au loin.
-Bon,
‘faut qu’on monte.
-Attends
j’finis ma clope…
-Ok,
dépêche-toi !
-T’es
marrante toi… Bon, c’est bon, on bouge.
Nous
gravissons les marches qui mènent à l’établissement, quand Clara est prise
d’une violente quinte de toux.
-Bah
elle est sympa… Et puis arrête tu me gonfles. T’as un mec en vue toi ?
-Ouais !
Tu sais pas, l’allemand qui est arrivé y’a à peine une semaine, Hans, il est
bien non ?
Je
tente de mettre un visage sur ce prénom, ce qui nécessite un temps de réflexion.
-Le
gars brun qui jongle souvent avec Evan devant le bahut ?
-Oui
oui, celui-là.
-Ah
je vois, celui qui a une espèce de chaussette sur la tête.
-T’es
con, c’est pas une chaussette ! s’exclame Océane. Il a du style.
Nous
arrivons devant la maison de Camille. Cette dernière nous attend, assise sur un
muret qui borde le trottoir. Elle est jolie, certes, mais je lui trouve un
quelque chose de spécial qui fait toute la différence.
-Salut !
La
voix d’Eléonore la tire de ses pensées, elle sursaute et se tourne vers nous.
-Ca
va ?
Je
me penche pour lui faire la bise. Je ne surpasse que de très peu son mètre 72.
Sa joue vient caresser la mienne, elle est douce de fond de teint, mais
légèrement granuleuse.
-Ouais,
la forme, et toi ? m’enquis-je.
-Oui,
oh tu sais pas, Anaëlle m’a appelé hier soir. Elle est partie de chez elle.
-Anaëlle ?
La pute qui a redoublé sa 5ème, avec des lunettes à la Camélia
Jordana ? intervient ma sœur, toujours très classe.
-Non
mais elle est vachement sympa, objecte Camille.
-Pff,
bah voyons…
-Bon
ta gueule Eléonore, je lui souffle discrètement, par peur que Camille ne se
vexe. Pourquoi elle est partie de chez elle ?
-Elle
avait des problèmes avec sa mère… Enfin, tu vois de quoi je parle. Bref, elle
n’en pouvait plus, elle a lui piqué de l'argent ou des bijoux, je crois, et elle s’est barrée
chez son père. C’est fou, quand même…
-Ah
ouais… Mais elle s’est disputée avec sa mère ? J’sais pas, partir comme
ça, c’est pas rien quand même…
-Je
crois qu’elle était à bout, surtout ces temps-ci, tu sais, elle a rompu avec Simon
samedi dernier…
La
conversation alla bon train, entrecoupée de temps à autre par les réflexions
perfides d’Eléonore, qui se tint néanmoins relativement silencieuse.
L’air
sentait bon l’été. Les chemisiers, robes et autres tissus légers étaient de
mise. Camille arborait un haut rouge à manches courtes en soie, et un pantalon
en toile blanc. Eléonore avait un débardeur noir un peu trop moulant, qui ne
valorisait pas franchement ses formes, et un sarouel blanc. Moi, je portais un
vieux T-shirt vert délavé, et un jean simple.
Comme
tous les matins, nous avons coupé par le grand parc, la chaleur du soleil
commençait juste à éclipser la fraîcheur matinale, et des gosses étaient déjà
en train de s’amuser aux fontaines, tandis des vamps avaient d’ores et déjà
pris possession des bancs qui entouraient l’aire de jeux.
Notre
trajet débouchait ensuite dans une des rues principales de la vieille ville
bordée de magasins de fringues, de marchands de glace, de librairies, ou encore
de restaurants.
Nous
arrivons finalement au collège. C’est un lieu composé de deux grands bâtiments
rectangulaires, et d’un gymnase situé plus en hauteur. Un grand escalier en
colimaçon à la paroi vitrée rattache les deux édifices, qui sont faits de
pierre grise, sale et terne, et tapissés de carreaux bleus en dessous des
fenêtres. La cour est dépourvue de toute végétation, totalement goudronnée,
quelques bancs sont disséminés ça et là. On accède à la construction par un
escalier, qui donne sur la rue. La plupart des élèves vont là pour s’en griller
une, où tout simplement pour se détendre avant de reprendre les cours.
Eléonore
va rejoindre ses amis de première, alors que nous nous dirigeons vers Marie,
Yohann et Lucille. Cette dernière est en train de fumer, alors que les deux
autres sont à moitié avachis l’un sur l’autre.
-Salut…
-Coucou !
s’exclame Marie, au taquet.
-Vous
étiez pas en cours hier ?...
Marie
se met à glousser, et coule un regard attendri en direction de Yohann. Je
rigole aussi.
-Ah
ok. Lulu, tu me files une taffe ?
Lucille
me fixe froidement, puis un mince sourire étire ses lèvres.
-T’arrêtes
de m’appeler Lulu, et peut-être, ouais.
-Ok
Lulu !
-T’es
chiant ! Tiens, prends !
Je
tire une bouffée de fumée, c’est agréable. Je la laisse descendre le long de ma
gorge, avant de l’expulser par le nez. Marie, Camille et Lucille entament une
grande discussion sur Sébastien, qui vient de passer devant nous.
J’ouvre
les yeux en grommelant, la tête enfouie dans mon oreiller.
-Giiilles,
tu m’écouuutes ?
Maman
entre dans ma chambre, non sans discrétion, et ouvre les fenêtres. Le bois de
l’encadrement de mon carreau heurte le mur, une brise s’engouffre dans la
pièce, et le soleil m’éblouit, ce qui a pour don de m’éveiller définitivement.
-Allons
debout !
-Rah
maman c’est bon là, j’suis réveillé là !
Je
la fixe. Ma mère est une bonne femme énorme, elle porte une robe de chambre
rose, qui laisse à découvert ses poignets, ses chevilles et son cou blanc et
gras. Je ne sais pas vraiment ce qui a pu motiver Papa de partager sa vie avec
un monstre pareil, tout en ajoutant au fait qu’elle soit incroyablement laide,
la manière qu’elle a d’exaspérer quelqu’un en moins de deux, ses crises de
larmes quotidiennes pour des motifs plus stupides les uns que les autres, et la
façon dont elle protège excessivement ses proches.
Une
fois je le lui avait même demandé. Il s’était marré, et m’avait sorti une
phrase idiote du style « l’amour c’est quelque chose de compliqué, qui
surgit là où tu t’y attends le moins, tu verras quand tu seras plus âgé ».
Je
ne suis pas trop d’accord avec lui, à mon avis il avait juste besoin de se
caser, parce que lui non plus n’est pas spécialement quelqu’un de beau. Il est
petit, ressemble à un rat, et asthmatique. Il prend énormément de médicaments,
et a la santé fragile, ce qui amène maman à le couver encore plus que moi ou
Eléonore.
Je
trouve que je ne ressemble pas trop à mes parents, dieu merci. Mis à part
l’asthme de mon père, ou le nez en trompette de ma mère, je n’ai hérité d’aucun
de leurs traits.
-Tu
as l’air énervé mon petit Gilles… Il y a quelque chose qui ne va pas ? Tu
es malade ?
-Non,
lâche-moi maman…
-Tu
es pâle… Tu n’oublieras pas ton inhalateur pour aller au collège.
-Ouais,
ouais, bon tu bouges parce que là j’aimerais bien sortir en fait…
Elle
se décale vers la droite et commence à fouiller dans mon armoire. Je déteste
quand elle fait ça, mais c’est une sorte de rituel depuis que je suis entré en
4ème, pour vérifier que je ne cache pas un paquet de cigarettes au
beau milieu de mes T-shirts, rien ne saurait l’en dissuader, même mes
protestations incessantes.
Je
me dirige lentement vers la cuisine, me laisse tomber lourdement sur ma chaise,
et me saisit du paquet de céréales.
-Maman ?
Je
n’obtiens pas de réponse.
-MAMAAAN ?!
-Quoiiiii
Gilles ?
-Y’a
plus de céréales au chocolat ?!
Mon
monstre de mère débarque dans la cuisine, un sweat à la main.
-J’ai
lu que ça donnait des cancers. Et c’est mauvais pour un petit garçon en
croissance comme toi, cela pourrait te créer des problèmes de surpoids, tu dois
faire attention à ce que tu manges…
-Je
dois… Quoi ?
C’est
plus fort que moi, je me mets à rigoler, ces mots sonnent étrangement ridicules
dans la bouche de ma mère. Mon regard glisse sur l’espèce de montagne de
graisse qui lui fait office de corps.
-Qu’est-ce
qui te fais rire ? Jeune homme, je n’aime pas ton attitude !
-Rien,
rien… Euh, pourquoi t’as mon sweat ?
-Je
ne t’ai jamais acheté ce pull… J’aimerais savoir ce qu’il fait dans ton
armoire.
-Bah
oui j’l’ai acheté avec mon argent de poche…
-Ce pull
est en coton Gilles ! Tu ne dois pas porter de coton, tu es allergique au
coton !
-Quoi ?
N’importe quoi, j’suis pas allergique !
-Ecoute,
tu es mon petit garçon, et crois-moi, je m’y connais mieux que toi… Tu ne
porteras pas ça, ça va finir à l’hôpital ! N’oublie pas que tu as la santé
fragile, Gilles !
Et
voilà. Mon sweat Pepe Jeans à 250 balles va finir à la poubelle, ou tout au
mieux dans les cartons de vêtements destinés au Secours Populaire. Etrangement,
ça ne me surprend que très moyennement…
Voilà
le parfait exemple de ce à quoi ressemble le quotidien lorsqu’on vit sous le
même toit que ma mère. Elle est étouffante.
Eléonore
arrive dans la cuisine, et s’assoit en face de moi. Ma grande sœur, elle est en
1ère. Elle est grosse, mais pas autant que maman, elle n’est
d’ailleurs pas aussi laide que cette dernière, ses rondeurs lui confèrent
d’ailleurs un air enfantin qui ne lui va pas trop mal, mais en total désaccord
avec sa personnalité.
-Salut
le moche ! s’exclame-t-elle joyeusement en s’attablant.
-Salut
la grosse… je marmonne faiblement.
Elle
fixe d’un œil suspicieux le contenu de son bol, dans lequel flotte des corn
flakes ramollis.
-C’est
quoi ça ?
-C’que
tu vas manger tous les matins à partir d’aujourd’hui.
-T’as
cru toi, j’ai une matinée de cours à tenir moi.
-Bah
au moins comme ça on aura pas de cancer, je lance ironiquement.
-Rien
à foutre. Tu me feras penser à mettre les Chocapic sur la liste, j’en prendrai
au Marché Plus ce soir…
« La
liste », c’est la liste de courses que nous tenons en commun, elle
contient à peu près toutes les sucreries prohibées par maman. Bien sûr, c’est à
nos frais, mais c’est ça où manger des légumes verts et des corn flakes jusqu’à
notre majorité.
Les
Chocapic rejoindront donc les « Nutella, Milka au daim, Monster Munch, Red
Bull, tuiles au paprika, Ice Tea, Coca light, cookies, Granola, BN » et
autres.
Eléonore
commence à me parler du mec avec qui elle a couché au dernier rassemblement
étudiant, qui a eu lieu hier soir. J’étais trop crevé pour y aller, mais elle,
semble fraîche comme un gardon.
-Donc
jeudi prochain, tu m’accompagnes ? Parce que tous mes potes veulent rester
chez eux pour réviser le bac de français…
-Tu
révises pas, toi ?
-Nan,
enfin si, mais que pendant la journée, ‘faut bien que je me détende un peu
aussi, si je me fous trop la pression je vais tout rater…
-Il
est bidon ton prétexte, dis-je en rigolant.
-Mais
euh trop pas !
Elle
agite la brique de lait dans ma direction. Un flot de liquide m’atteint au
visage, et dégouline sur mon T-shirt.
-Putain
mais t’es malade !
Je
lui lance une poignée de corn-flakes, qui rebondissent contre ses lunettes
blanches. Elle pousse un petit cri aigu qui m’arrache un rire moqueur.
-Espèce
de connaaard !
-C’toi
qui a commencé !
Avant
qu’elle n’ait pu riposter, je m’enfuis de la pièce, les mains sur la tête.
Quelques céréales ricochent sur mon dos.
Je
mets mon T-shirt dans le panier à linge sale (quand j’ai le malheur de le
laisser traîner, j’ai le droit à un discours interminable sur les champignons
et autres bactéries qui investissent les tissus), et en prends un nouveau dans
l’armoire. J’effectue ensuite une rapide toilette après avoir pris une douche,
et descends les escaliers en courant. Eléonore est déjà prête, elle a mis un
baggy blanc et un sweat noir, et est en train de lire le dernier Closer, affalée
sur le canapé du salon.
-Bon
tu bouges là ? On a cours, j’te signale.
-C’est
toi qu’on attendait… Va mettre tes chaussures au lieu de me faire chier, je
t’attends dehors.
-J’les
ai déjà mes chaussures mongole, on passe chez Camille.
-C’est
quand que tu sors avec elle ?
Un
semi-sourire se dessine sur mon visage pendant que je ferme la porte derrière
moi.
-Tiens,
dis-je en balançant le sachet sur la table basse du salon.
-Merci,
faut que je la mange ?
-Non
non, c’est pour jouer à la corde à sauter… Bien sûr qu’il faut que tu la
manges, dis-je en rédigeant un mot à l’attention de Lorenzo, que je colle sur
la porte du frigo.
Elle
obéit.
-Bon
j’vais me coucher, j’ai mal à la tête… J’mangerai pas ce soir.
Ah
ok l’ambiance chaleureuse. Je vais encore me retrouver seule à dîner. Je
pourrais faire des lasagnes, ou commander des pizzas. J’ai la flemme de
cuisiner.
Au
moment où je m’apprête à poser la main sur le combiné, celui-ci se met à
sonner.
-Allo ?
je fais en décrochant.
Une
voix toute douce retentit dans le haut-parleur.
-Bonjour
Lucia, je suis Mme Mazenet, tu te souviens de moi ?
Pitié.
Pitié. Pas elle. Pas encore cette connasse d’assistante sociale.
-Oui.
Je
tente d’adopter le ton le plus froid possible.
-C’est
encore au sujet de ta maman. Un des voisins s’est plaint de tapage, et m’a
parlé de sa consommation d’alcool récurrente.
-Je…
Je ne vois pas de quoi vous parlez. Ma mère ne boit pas, en plus je vous l’ai
déjà dit.
-Oh,
je ne doute pas de ta franchise, seulement, je compte vous rendre une petite
visite, d’ici peu. Bon je dois raccrocher, j’ai énormément de travail.
C’est
moi qui coupe la communication en premier.
Les
assistantes sociales sont des personnes gentilles, humaines. Mais je veux pas
de leur aide. J’ai pas besoin d’elles pour me débrouiller.
Ca
m’a coupé l’appétit.
Je
me dirige vers la chambre de maman, et m’assoit sur le rebord de son matelas,
lui caresse les cheveux.
-Maman … ?
-Mmmmh…
Quoooi… ?
-Est-ce
que tu m’aimes Maman ?
-Mouiii
ma chérie, laisse-moi dormir, j’ai mal à la tête…
-Merci
maman.
Je
regagne le salon à pas de souris, et m’affale contre le mur. Voilà pourquoi je
ne laisserai jamais, jamais, les assistantes sociales me retirer à ma mère.
Elle a besoin de moi, je suis son seul point d’ancrage à son ancienne vie, et
dans un sens, moi aussi, j’ai besoin d’elle.
On
toque à la porte. Je me relève péniblement, et, ravalant mes larmes, ouvre.
-Salut !
C’est
Pablos, notre voisin de palier. Il a presque 20 ans, un sourire éclatant, et
sent la peinture fraîche. Il travaille sur un chantier.
Pablos
est libanais. Tous les mois, sa famille lui envoie des cadeaux, des habits de
luxe, des montres ou du matériel hi-fi, car là-bas, tout est moins cher. Il
partage ses colis avec nous, la plupart du temps. Il en a justement un entre
les mains.
-Salut.
Entre.
Il
ne se fait pas prier, et s’attable au comptoir.
-On
mange quoi ce soir ?
-Bonjour
l’incruste, hein !
-Eh,
regarde c’que je vous ai emmenés, tu vas être contente.
Il
me tend le paquet, que je déballe. C’est un chemisier Burberry.
-Tes
parents t’envoient des habits pour femme, maintenant ? dis-je en
considérant le vêtement d’un œil étonné.
-Ah
non, c’était pour Arielle, mais ils oublient tout le temps qu’on est plus
ensemble.
-Ah
ok. Merci, ça me fait très plaisir, en tout cas. On a de la chance que tu sois
notre voisin.
-Oh
tu parles, c’est normal. Tu me fais un truc en échange ?
-Euh,
ouais, mais j’suis pas sûre qu’il y ait grand-chose dans le frigo.
J’ouvre
la porte du réfrigérateur, et, comme pour confirmer mes dires, tombe sur des
étagères remplies d’un sachet de tomates farcies et d’un malheureux pot de
crème fraîche.
-C’est
la dèche ici dis donc…
-Hum.
Faudra que j’aille faire des courses ce week-end.
-Bon
bah… J’vais chercher un truc chez moi, bouge pas, je reviens.
Je
m’affale sur le canapé, et contemple patiemment mes ongles, en attendant son
retour.
Pablos
refait soudain irruption dans la pièce, un sac en plastique entre les mains.
-J’ai
emmené de quoi faire des fajitas, et des glaces, aussi, dit-il en déversant le
contenu du sachet sur le comptoir.
-Tu
savais que t’étais un ange ?
-Eh,
c’est normal, j’te dis ! Et puis moi aussi j’ai faim. On a eu une sale
journée, sur le chantier.
-Ah ?
fais-je, curieuse de connaître la cause de ses malheurs.
-Ouais.
Tu sais, notre nouveau chef, Serge.
-Ah
oui tu m’en avais parlé.
-Il
est pas croyable ce type. Donc, il arrive, comme une fleur, et ça y est, c’est
la fête.
-C’est
le chef, d’un autre côté.
-Non
mais j’t’explique. Il a passé la journée à se tourner les pouces. C’était
limite s’il ne nous confiait pas la direction du chantier, ce connard.
-Oh,
je vois. Et y’a pas moyen d’en parler à quelqu’un de plus haut placé ?
-Je
vais essayer mais bon… S’il est parvenu à ce poste, c’est parce qu’il avait des
relations dans le milieu, alors ça va être dur de le faire dégager. Et il me
traite comme une sous-merde.
-Toi
en particulier ?
-Tous
les immigrés, en fait.
-J’espère
que tu n’auras pas à le supporter trop longtemps…
-Ouais,
moi aussi… Mais bon, et toi, le collège, tranquille ?
-Ah
oui, moi ça va. Ah si, aujourd’hui y’a une fille, tu sais Johanna, qui a mis
une claque à quelqu’un. Elle était complètement bourrée. J’sais pas où elle
avait été traîné, parce qu’avant elle avait séché.
-C’est
une amie à toi, Johanna ?
-Vite
fait… Elle a rien dans la tête, mais bon il m’arrive de traîner avec elle.
-Je
te conseille de pas rester avec ce genre de filles. Les gens qui négligent
leurs études comme ça… c’est des bons à rien. Dans dix ans je serai pas étonné
de la croiser en train de faire les trottoirs…
-Oh
c’est bon, t’as pas besoin de réguler mes fréquentations comme ça, je suis
assez grande pour me débrouiller.
-Non,
t’as que 15 ans, alors fais gaffe.
Je lève
les yeux au ciel. Il s’inquiète trop pour moi. Je déteste quand Pablos se met à
se comporter comme mon grand-frère, ou pire, comme le remplaçant de mon père.
Comme si j’avais besoin de ça. Je pense que la manière dont je m’occupe de
Maman est déjà une belle preuve de maturité, et non, mes chevilles n’enflent
pas. Je suis lucide, voilà tout.
-Ca
t’énerve que je me fasse du souci pour toi, c’est ça ?
-Eh
bien si tu veux vraiment le savoir, oui, ça m’énerve.
-Bon
bon, j’le referai plus.
Je
lui lance un regard appuyé.
-Promis !
s’exclame Pablos en levant les mains, comme pour prouver sa bonne foi.
-Tiens.
Bon appétit.
Un
court silence s’installe, presque immédiatement brisé par Pablos. Si moi je ne
suis pas très bavarde, lui, on peut dire que c’est mon exact opposé. Il me
conte ses déboires, toutes plus ou moins directement liées aux actions de son
nouveau patron, qui m’a tout à fait l’air d’être un parfait connard.
La
soirée se déroule donc paisiblement, dans la joie et la bonne humeur. Pablos
illumine l’appartement, de par sa présence. J’ai de la chance de l’avoir pour
voisin. Vraiment.
-Ah
merde, il est déjà 1 heure ? J’te laisse, demain je commence à 6 heures.
-Dur
le réveil !
-Parle
pour toi, t’as bien cours demain ?
-Ben…
Oui. Sauf que moi je commence à 10 heures.
-Profite !
Bon allez, salut !
Il
me dépose une bise sur la joue, puis regagne son appartement, laissant un grand
vide derrière lui. J’ai l’impression qu’il fait froid, tout à coup. Même la
lumière qu’émet la lampe semble plus faiblarde.
Je
débarrasse la table, la vaisselle, ce sera pour demain, lance une machine, et
me met en pyjama.
Tandis
que je me déshabille, je lance un furtif coup d’œil au miroir. On me dit
souvent que je suis jolie. C’est vrai. Je suis plus que correctement formée, et
les traits de mon visage sont réguliers. Enfin, je n’ai vraiment que ça pour
moi.
Je
me glisse sous mes couvertures, et ouvre « Le silence des Agneaux », mon livre
de chevet du moment. Je trouve l’intrigue de ce roman passionnante, et dévore
littéralement les moments relatant les contacts entre l’héroïne et le docteur
Hannibal Lecter.
Je
vois les mots, je lis les mots, mais ne les retient pas. Rongée par la fatigue,
je ferme le livre, et sombre.
-Excusez-moi,
mesdames, a dit l’infirmière, mais peut-être devriez-vous penser à vous
reposer, à rentrer chez vous. Monsieur est sous bonne garde.
Maman
a fait volte-face. Ses yeux étaient bouffis, rougis par la tristesse et la
fatigue.
-Non,
a-t-elle tout simplement répondu.
Puis
elle s’est retournée vers Papa, qui, lui était étendu sur son lit d’hôpital.
Son rythme cardiaque était irrégulier, comme pouvait en témoigner le moniteur
posé sur une étagère, dans un coin de la pièce. Mais il avait l’air
relativement paisible. Comme j’étais encore une petite fille, cela suffisait à
me rassurer.
J’en
avais assez de veiller sur Papa, parce que cela ne servait à rien. Les docteurs
le surveillaient, aussi, notre présence n’était pas indispensable. Je voulais
rentrer, et dormir, j’étais épuisée de ces dix heures d’attente, que j’avais
passée assise sur une simple chaise.
-Maman,
moi j’aimerais bien rentrer.
-…
Quoi ?
Elle
a dit ça d’un ton incroyablement posé à travers lequel on ressentait une
immense fatigue. C’était une très belle femme, vive d’esprit, sa déchéance
avait débutée en même temps que la maladie de Papa.
-J’suis
crevée… En plus j’ai envie de manger des gâteaux parce que ici ils sont pas
bons.
-Tu…
Tu as envie de manger des gâteaux ? Tu as faim, c’est ça ?...
-Ben,
oui.
-Bon…
On va rentrer se reposer un peu. Je voudrais pas que toi non plus tu chopes
quelque chose. Aurélien… a-t-elle poursuivi en caressant les cheveux de Papa,
qui dormait. On revient dans pas longtemps.
-Je
vous assure que vous n’avez aucun souci à vous faire pour votre mari, madame, a
dit l’infirmière.
Maman
n’a rien répondu. Elle a pris son sac, et son manteau et, moi pendue à ses
basques, nous avions quitté ce grand bâtiment gris, abandonnant ce que nous
avions de plus cher aux bons soins des docteurs.
Je
me suis glissée avec délices entre mes draps, et me suis presque aussitôt
endormie, assommée par la fatigue. Huit heures plus tard, je me suis réveillée.
Mon ventre criait famine, aussi, je suis allée à la rencontre de maman, qui
préparait des œufs sur le plat, dans la cuisine. L’odeur m’a mis l’eau à la
bouche.
Puis,
le téléphone a sonné.
J’ai
vu la main de maman se crisper autour du manche de la poêle, puis elle s’est
dirigée vers le combiné.
-Allo ?
On
lui a dit quelques phrases, que je n’ai pas pu discerner, auxquelles elle a
vaguement répondu par des « Oui… Oui. », « Hmm. » affables.
Puis elle a raccroché, tremblante.
Lentement,
elle s’est tournée vers moi. Je l’ai regardée, il y avait quelque chose de
bizarre dans son regard. Sa pupille était comme embrumée. Elle me fixait sans
me regarder
-Papa
est mort.
Elle
a lancé ça, comme ça, d’un ton badin, en essayant de se donner un genre de
contenance. J’ai eu l’impression qu’on me jetait un sac de pierre sur
l’estomac. J’ai ouvert la bouche, puis je l’ai refermée. Les larmes me
montaient aux yeux, mais refusaient de couler.
-Papa,
est, mort, a-t-elle répété comme un automate. Aurélien. Aurélien. Il est mort.
Elle
a rouvert les yeux, le regard affolé et affolant.
Puis
elle a quitté la pièce, et s’est dirigé vers sa chambre sombre, me laissant
seule au milieu de ce petit salon, blanc et froid, vidé d’une présence.
J’étais
triste. Je ne comprenais pas. J’avais peur. Je ne comprenais pas. J’étais
terrifiée. Je ne comprenais pas.
Puis maman a crié. Un cri glaçant, long,
strident, entrecoupé de sanglots déchirants. On ressentait toute la souffrance
qu’elle avait endiguée, pendant ces longs mois de combat vain contre cette
maladie qui avait dévoré mon père.
J’ai
couru jusqu’à la chambre, et j’ai voulu prendre maman dans mes bras. Pas pour
la consoler. J’avais juste besoin de chaleur humaine, d’une preuve de
compassion, de m’assurer que l’on ne m’avait pas totalement abandonnée, de
quelqu’un avec qui partager mon chagrin… Mais elle m’a donnée une gifle, puis a
enfoui la tête dans son matelas.
Et
moi j’ai pleuré. Toute seule sur mon lit. Avec mon doudou pour seule compagnie.
Maman était très bruyante. Toute la nuit, j’ai enduré ses plaintes déchirantes.
Ses cris démentiels. Ses hurlements m’ont toujours accompagnés, il m’est arrivé
d’en rêver, et ce encore aujourd’hui.
Que
donnerais-je pour que Maman cesse de pleurer.
Ce
sont les rayons de soleil, filtrant à travers les stores de ma chambre, qui
m’éveillent le lendemain. J’émerge peu à peu, et trouve le courage de me saisir
de mon portable. 8 heures 47. Il est plus que temps que je cesse de faire la
marmotte.
Cela fait déjà plusieurs minutes que j’attends mon car, tentant d’échapper à la chaleur étouffante en me réfugiant dans la maigre zone d’ombre qu’offre l’abri de bus.
Lucille me passe devant, en trombe, et se rue dans l’autocar qui laisse tourner son moteur, avant de reprendre la route.
Lucille est une fille assez difficile à cerner, elle paraît assez froide, et calculatrice d’apparence, mais ne l’est pas tant que cela, quand on la connaît un tant soit peu. Elle a de fréquentes sautes d’humeur, et peut-être aussi déplaisante que de bonne compagnie. Cette fille possède des qualités d’intelligence et de culture, c’est indéniable, nos sujets de conversation tournent principalement autour des derniers livres dont nous avons fait l’acquisition, ou lus.
Aussi, c’est sûrement la fille avec qui je m’entends le mieux dans la classe, après Camille, son naturel froid et posé me plaît.
Elle est précédée de peu par Clara, qui regarde le car s’éloigner en souriant. Je l’aime bien elle aussi, mais moins que Lucille.
C’est une sorte d’astre miniature, elle transporte fraîcheur de vivre et gaieté où qu’elle se trouve. Clara a de beaux cheveux auburn tirant vers le roux, et de grands yeux verts qui lui confèrent une expression enfantine.
Mais je la trouve légèrement diminuée ces derniers temps. Elle me paraît plus maigre, moins enjouée. Peut-être est-elle malade.
-Oh, Lucia, tu me fais une place ? dit-elle en se tournant vers moi.
Je me décale légèrement vers la droite, un rayon de soleil vient fouetter mon oreille.
-Il fait vraiment super beau, continue-t-elle, dommage qu’on ne soit pas en vacances pour en profiter.
-Oui, mais dans deux jours on pourra un peu profiter, j’irai sans doute à la plage.
-Tu fais quoi pendant les vacances ?
-Je sais pas. Je pense pas aller quelque part, cette année… J’vais rester en ville.
-Moi je vais dans ma famille, en Auvergne, dans une maison avec une piscine. J’ai hâte.
Elle est toute émoustillée, et je la comprends. Chez moi, il n’y a pas l’argent pour prendre du bon temps dans une villa ensoleillée. Comme maman ne travaille plus, on a seulement les rentes, que l’assurance nous verse depuis que mon père est mort, pour régler les factures. Ce mois-ci encore, on est justes.
-Mmmh.
Devant mon manque d’enthousiasme évident, Clara s’empresse de changer de sujet.
-Hum, et, euh, d’un autre côté c’est un peu triste que ça soit la fin de l’année. A la rentrée prochaine on va tous se retrouver dans des lycées différents.
-Ouais, c’est dommage, on a eu une pure classe cette année.
-Tu vas dans quel lycée ?
-Ambroise, et toi ?
-Lavoisier, dit-elle en hochant la tête d’un air malheureux. Je serai avec Lucille, Sylvain et Laurianne.
-Enzo ne va pas dans le même lycée que vous ?
-Non, il va en Arts Appliqués à Clémenceau.
-Ah, nul pour Laurianne.
-Oui.
Cette petite conversation m’a permis une rapide prise de conscience. Je n’avais pas pensé, que c’était sûrement les derniers moments que nous passions ensemble. Avant d’être dispersés au quatre coins de la ville, en fonction des goûts, des ambitions, et du budget de chacun. Une idée me vient.
-Eh, Clara, tu sais ce qui serait bien ?
-Quoi ?
-De faire une soirée, mais genre une soirée, on inviterait toute la classe. Avec de l’alcool, et tout. Ca serait cool, non ?
-Ah oui, c’est une bonne idée ! Mais, euh, tout le monde ? J’veux dire, même Jacques ?
-Moi personnellement ça ne me dérangerait pas de l’inviter. Ma mère s’en fout, de ce que je fais. Seulement, s’il se met à balancer pour l’alcool, y’en beaucoup qui seront… mal.
-Ouais donc on supprime Jacques de la liste. Les autres, je pense que ça ira. Rébecca voudra sûrement pas, mais on pourra quand même lui proposer, non ?
-Oui. On en parle aux autres demain, ok ?
Je m’empresse de clore la conversation, car mon bus vient d’apparaître au détour d’une rue.
-Bon, alors on fait comme ça ? A demain !
Je farfouille dans mon sac, à la recherche de ma carte, et la brandit victorieusement au chauffeur. Je m’installe sur un siège vide, et enfonce les écouteurs de mon Ipod dans mes oreilles. Je me sens bien. La perspective d’une fête entre 3ème 3 m’a littéralement expédiée sur un petit nuage.
Le bus s’éloigne du centre pour s’enfoncer dans des quartiers plus délabrés de la ville. Il passe devant mon ancien appartement. Un logement convenable, dans un immeuble blanc, en face d’une boulangerie. J’aimais bien vivre là-bas. Mais nous avons dû déménager, à cause de maman.
Voilà que les constructions deviennent de plus en plus miteuses, hautes, vieilles. Nous passons devant un vieux bâtiment désaffecté dont l’enseigne pâlie proclame «Maison de Jeunesse Edouard Corbière».
Ah, c’est mon arrêt.
Les portes coulissantes s’ouvrent en grinçant, et je descends. Le bus redémarre, dans un nuage de poussière, et je me dépêche de regagner la tour où je loge, sous un soleil de plomb.
Les quelques arbres qui bordent le trottoir sont rachitiques et totalement dépourvus de feuillage.
-Eh mademoiselle !
Oh, c’est pas vrai. Je presse le pas, sachant ce qui m’attend si je fais l’erreur de m’intéresser d’un peu trop près à cet interpellateur.
-Mademoiselle, tu veux pas venir boire un truc ?
Il m’attrape par le bras, et me retourne dans sa direction. Je me dégage vivement.
-Non, ça m’intéresse pas, dis-je d’un ton sec.
Il n’a pas l’air vraiment méchant, mais sérieusement, je ne me vois aller nulle part avec un type qui rentre son pantalon dans ses chaussettes. Je reprends ma route, et l’entend grommeler dans mon dos :
-Connasse…
Ouais c’est ça, va te faire foutre. Je pousse la porte de mon immeuble, et débouche dans le hall, qui empeste l’urine.
J’ouvre la boîte aux lettres, car bien entendu maman n’a pas été prendre le courrier. Publicité, publicité, facture, publicité… Rien de bien intéressant.
Je gravis les marches de l’escalier, jusqu’au 6ème étage. Mon étage. Un couloir sombre aux teintes défraichies, où s’aligne des portes marrons à la peinture écaillée. Je pénètre dans mon appartement.
Ca pue, et les volets sont clos. J’aperçois une masse sombre sur le canapé, ce doit être maman. J’ouvre les fenêtres, pour aérer un peu.
-Grmblblm… grommelle ma mère.
-Ca va maman, t’as fait quoi aujourd’hui ?
-Gnn, rieeen, y’a Lorenzo qu’est v’nu…
Lorenzo, c’est le copain de ma mère, si j’ose dire. Enfin, il vient que pour la sauter, je le vois jamais sinon.
-Ah, euh, et t’avais bien pris ta pilule au moins ?
Je n’aime pas avoir à prononcer ces paroles, j’ai l’impression que la mère, c’est moi.
-MERDE ! s’exclame-t-elle.
-Oh non, mamaan !
-J’vais la prendre, c’est bon, attends… grogne-t-elle en titubant vers le comptoir de la cuisine.
-Ouais, essaye toujours, mais j’suis pas sûre que ça serve à grand-chose.
-P’têtre que si j’en prends plus ça va mieux marcher…
-Non mais n’importe quoi !! Arrête ! Depuis quand tu l’as pas prise ?
-Hier midi…
-Putain, ça fait plus de 24 heures, c’est mort là… T’as vu Lorenzo hier ?
-Non.
-Bon, c’est rattrapable, panique pas surtout. J’descends à la pharmacie, bouge pas s’il te plaît.
Ni une, ni deux, je dévale les escaliers en courant, traverse la rue en trombe, manquant de me faire écraser par une Twingo, et pénètre dans la pharmacie, essoufflée.
Il règne dans la pièce une fraîcheur ambiante, c’est agréable. J’ai l’impression de plonger dans un bain d’eau glacée.
-Bonjour monsieur.
-Bonjour, mademoiselle. Vous désirez ?
-Euh, j’voudrais une pilule du lendemain s’il vous plaît monsieur.
Il me fixe d’un œil étonné, mais obtempère. J’ai l’impression de passer pour une catin, ou un truc dans le genre, je suis réellement mal à l’aise.
-Voilà. Tu sais qu’après 72 heures, ce n’est plus efficace, hein ?
C’est bon, j’ai pas demandé un entretien avec un employé du planning familial, non plus. Je hais ce petit ton condescendant.
-Je sais, mais c’est pas pour moi de toutes façons, alors hein… Merci beaucoup.
Déjà la fin de la journée ! Demain, nous sommes en week-end.
Je marche en compagnie de Lucille vers l’arrêt de bus. Nous avons empruntés un petit chemin de graviers, qui contourne le collège, un raccourci, en fait. Les bouteilles de bière et les sacs MacDo sont notre unique compagnie. Nous critiquons allègrement les têtes de turc de la classe, notre activité préférée. Et ça balance sur Erwan, Fabien, Jacques, ou Rébecca.
Vicieux, certes. Mais, avouons-le, qui ne se l’est jamais permis, ne serait-ce qu’une ou deux fois ?
Avant de devenir amies, Lucille et moi nous critiquions mutuellement. Réunies par les fruits du hasard dans la même chambre, pendant un voyage scolaire, nous avons appris à nous connaître, et nous nous sommes trouvé de nombreux points communs. Maintenant, c’est ma meilleure amie. Comme quoi, tout peut arriver.
La conversation dévie finalement sur l’amour secret de Lucille.
-Oh et tu sais quoi, Sébastien m’a prêté son livre en physique, comme j’avais oublié le mien !
-C’est génial…
Elle me donne un coup de pied.
-Oui c’est génial. Ah mais qu’est-ce qu’il est beaaau…
-Tu lui as déjà parlé ?
-Non, mais j’suis sûre qu’il est super intelligent ! N’empêche j’aimerais bien être à côté de lui pendant un cours, ce serait pratique.
-C’est sûr qu’il est plutôt pas mal, sauf que ça ne doit pas être très drôle de sortir avec lui, ce mec a aucune conversation…
-Mais t’en sais rien !
-Il parle jamais à personne, Lucille.
-Si j’suis sûre qu’il a plein d’ami à qui il parle ! Des fois, il parle à Arnaud et Sylvain, d’ailleurs.
-Oui, enfin je suppose qu’ils ont à peu près les mêmes centres d’intérêt, ils se fringuent à peu près pareil…
Le sentier débouche sur la grande rue. Nous marchons en silence sur un trottoir adjacent à la bibliothèque universitaire, de hauts platanes nous protègent de la chaleur du soleil.
Mes yeux et ma joue me picotent légèrement, et je lève la tête vers Sylvain, la larme à l’œil. Ses pupilles marron, entourées de petits cercles transparents, sont un peu agitées par l’inquiétude.
-Oui, oui.
-Si t’as mal, tu peux le dire hein, t’as la joue en sang.
Je caresse mon visage, mes doigts se constellent vite de petites traces rouges foncées. Je prends un teint blafard, ce qui doit créer un contraste effrayant. Je n’aime pas le sang.
-Non ça va. Je vais aller me rincer le visage, et ça va partir, je pense.
Je m’éloigne précipitamment, pour cacher les larmes de douleur et de rage qui jaillissent de mes yeux. Me faire ridiculiser publiquement par Johanna, pourrait-on imaginer pire situation ?
Mon humiliation n’est cependant pas aussi complète que la sienne, et heureusement. Venir bourrée en cours, cette fille est décidément totalement stupide.
J’examine l’étendue des dégâts. J’ai le teint crayeux, et mes cheveux auburn sont en bataille. Quatre longues griffures parcourent ma joue droite. Elle m’a bien amochée…
-Clara ?
Je fais volte-face. Ce n’est que Lucille.
-Quoi ? fais-je d’une voix geignarde.
-Euh, c’est bon, ça saigne plus ?
-Si… Regarde !
-Ah ouais, quand même, dit-elle, en riant.
-Pourquoi tu rigoles ?
-Non mais j’repense à sa tête quand elle est tombée par terre, tout à l’heure, c’était assez comique.
-Elle m’a à moitié défigurée, c’est pas comique.
-Ah si, quand même, pouffe Lucille.
-Ouais… Toute la classe va se fiche de moi, à cause de ça, en plus…
-Je ne pense pas, affirme-t-elle, plus sérieuse. C’est plutôt Johanna qui va attirer l’attention, en fait.
-Ah, sur ce coup-là, elle s’est vraiment ridiculisée… Tant mieux ! j’ajoute en souriant.
Aïe. J’ai encore plus mal quand je souris.
-Je vais dire aux autres que tu vas mieux, et je reviens.
-Non c’est bon, je viens avec toi, ça ne saigne presque plus, de toutes façons…
C’est donc ensemble que nous regagnons l’endroit où nous avons laissé nos amis. Ceux-ci se sont mis à l’aise, en attendant le retour du professeur.
Laurianne est affalée entre les jambes d’Arnaud, sa tête reposant sur son épaule. Il la berce doucement, tout en jouant avec une mèche de ses cheveux bruns. Sylvain est adossé contre le mur, les yeux dans le vague, et Johan pianote sur son portable.
-Oh Clara, est-ce que ça va ? s’enquiert Laurianne.
-Oui ! je réponds en souriant, quand même heureuse que l’on s’en fasse pour moi.
Johan commence à farfouiller dans son sac, un Eastpack noir à porter en bandoulière, et en sort un paquet de mouchoirs. Il m’en tend un.
-Tiens, j’pense que ça risque de recommencer à saigner.
-Ouais, merci.
J’applique le papier contre ma joue, ça me brûle. Je m’assoie aux côtés de Sylvain.
-T’as vraiment une sale tête.
-Je viens de me faire frapper par une furie aux ongles limés comme des épées, à quoi tu t’attends ? je rétorque.
-T’essuies au mauvais endroit, t’as du sang plein la joue…
-Ah Sylvain tu m’énerves ! T’as qu’à le faire, toi, tiens, prend le mouchoir !
Je lui fourre dans les mains le Kleenex déjà presque usagé, qu’il regarde d’un air légèrement dégouté.
-T’en aurais pas un propre, plutôt ?
-Oh, c’est que du sang.
Sylvain se penche sur moi, et commence à me tamponner la joue avec le papier. Je devais m’y prendre mal, parce qu’avec lui ça ne brûle pas.
-On dirait une maman qui s’occupe de sa fille, dit Johan.
-Mais ta gueule, dit Sylvain en rigolant.
Il dérape légèrement, et m’arrache une grimace.
-Sylvaaain, fais gaffe !
-Pardon.
Je croise son regard préoccupé et me détourne aussitôt. Cette proximité n’est pas désagréable, mais un peu gênante, à vrai dire.
-Bon, j’pense que c’est bon, t’as qu’à tenir le mouchoir sur ta joue.
Je lui adresse un large sourire en guise de réponse. Lui m’ignore promptement, et retourne parler à Arnaud. Sylvain est quelqu’un de très taciturne, mais je n’apprécie pas ce genre d’attitude.
Une douleur à la nuque me saisit soudain. Ces raideurs sont de plus en plus fréquentes, depuis que j’ai eu une otite, il y a deux semaines. Il faudra que j’en parle à maman, si elle prend seulement le temps de m’écouter. Je me masse la nuque en grimaçant de douleur.
Mais voilà Evan qui s’approche, tout sourire.
-Ca va mieux, Clara ?
-Non, j’ai maaaaaal, je m’exclame en me jetant dans ses bras, feignant les sanglots.
Il me fait tourner de droite à gauche, tandis que je m’accroche à son T-shirt. Les autres se marrent.
-C’est trop mignon, dit Laurianne entre deux éclats de rire.
-Tu viens on va faire un tour, dit Evan.
Je ne peux pas résister à la joie contagieuse qu’émettent ses grands yeux, dont la teinte verte est exactement similaire à la mienne, et m’accroche à son dos, tel un bébé koala. Nous partons, hilares, comme deux gamins que nous sommes. J’improvise une petite chanson aux paroles répétitives que j’entonne tandis qu’il me trimballe dans le couloir du 2ème.
-Ah c’que t’es lourde Clara, redescends.
-Non.
Evan me fait basculer en arrière, et je m’écrase contre le sol, en poussant un petit cri strident.
-Mais j’suis handicapée, ça ne se fait pas Evan !
Je m’assois en tailleur, et le fixe d’un air boudeur.
-A ton avis, elle va avoir quoi Jo ?
-J’espère qu’elle sera virée, et ce sera tant pis pour elle.
-Elle peut être sympa, observe Evan.
-Comment tu peux dire ça ? je m’offusque. C’est une cruche ! Elle ne t’aime pas non plus.
Il se mord la lèvre inférieure, apparemment blessé. Evan est quelqu’un de profondément gentil, presque autant que Laurianne, alors lui faire de la peine me serre un peu le cœur.
Je lui enlace le cou, et lui murmure affablement :
-Désolée, en fait, je ne pense pas qu’elle te déteste tant ça. Juste que j’étais énervée contre elle.
-C’est bon, c’est rien. Au fait, ajoute-t-il tournant son visage vers le mien, ça avance avec Sylvain ?
Je rougis comme une tomate, et me décolle promptement de lui.
-Qu’est… Qu’est-ce que tu racontes ?
-Oh allez, c’est bon, vous êtes trop mignons tous les deux, dit Evan en essayant de m’attraper les joues.
Je me lève, comme si on avait fait quelconque offense (à vrai dire, c’est le cas), et retourne en direction de la salle de classe.
-Clara !
-Je ne t’écoute pas !
-Oh c’est bon Clara, j’te taquinais !
Je fais volte-face, et tombe nez-à-nez avec un garçon hilare, qui tente de me rattraper.
-Moi, je trouve pas ça drôle.
-Bon allez on va en cours.
-Ouais, ah mais Evan, j’te préviens ! T’as pas intérêt à avoir un sourire, euh, narquois, quand je parlerai avec Sylvain.
-Non, je serai sage.
Les choses étant mises au clair, nous nous dirigeons vers notre salle de cours. Les autres ne sont pas encore rentrés. Il en met, un temps, M. Marchal !
-Allez, on se range sur le côté du couloir !
Quand on parle du loup.
Je me joins au rang d’élèves, et me place aux côtés de Lucille, tandis que le prof nous fait pénétrer dans la salle de classe.
Après nous avoir fait asseoir, et réclamé le silence, M. Marchal prend la parole, le semblant grave :
-J’aimerais savoir ce qu’il s’est passé avec Johanna.
Bien évidemment, personne ne pipe mot.
-Elle semblait, à vrai dire, un peu confuse. Mais elle a réussi à me faire comprendre qu’une de ses camarades l’avait agressée.
Oh, c’est pas vrai… Dans quelle galère me suis-je embarquée ?
-Oui Clara, c’est à toi que je m’adresse, enchaîne-t-il en se tournant vers moi.
-Mais m’sieur, j’ai rien fait !
-Ce n’est pas ce que semblait vouloir dire Johanna. Elle était en larmes, figure-toi.
Je suis indignée. Mais que cherche cette fille ? Je n’aurai, de toutes manières, pas de mal à me disculper.
Je considère M. Marchal d’un œil flegmatique.
-Elle vous a menti, moi je n’y suis pour rien. C’est elle qui m’a frappé, en plus, regardez ce qu’elle m’a fait, je dis en montrant ma joue blessée.
Ce professeur est assez fourbe, en fait. En réglant ses comptes avec moi en présence des autres élèves de la classe, il pense certainement que j’aurai plus de difficultés à me défendre. Il se fourre le doigt dans l’œil.
-Il doit bien y avoir une raison à cette affaire, tout de même. Johanna ne t’aurait pas frappée sans raison, tout de même, tu dois avoir une part de responsabilités, et ce serait bien que tu l’assumes, Clara.
-Vous avez qu’à demander aux autres, j’vous jure que j’ai rien fait !
Un silence de plomb s’abat sur la salle.
-Alors ? demande le professeur, à l’attention de tous les élèves.
Mais qu’est-ce que je fais parmi ces empotés ? Ils pourraient quand même m’aider, je ne sais pas, moi !
Laurianne, loué soit son nom, prend finalement la parole :
-Euh, en fait elle a raison, Johanna a un peu… pété un plomb.
Ses mots sont suivis d’un mouvement d’approbation général. Je me tourne vers le prof, l’air incroyablement suffisant.
-Très bien. Clara, il faudra tout de même que tu passes au bureau de la CPE, demain, à 10 heures, pour t’expliquer avec Johanna.
La belle affaire ! Ils ne s’imaginent pas une seule seconde que j’ai peut-être des choses plus importantes à régler que de m’expliquer avec une fille hystérique traversant une difficile (surtout pour son entourage) crise d’adolescence ?
-Oui oui…
-Bien, nous allons donc reprendre le cours sur les chromosomes, je disais donc au cours précédent que la trisomie 21 est une anomalie du…
Je plonge alors dans un état second et m’endors à moitié sur ma paillasse.
Quelques écrits, griffonnages, sans prétention aucune, tout simplement pour le plaisir de s'évader, même si ce n'est que le temps d'un chapitre.
Writing is my passion.
Writing is my best friend.
Writing is my drug.
Writing is my girlfriend.